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Les ingénieurs, le progrès et l’innovation

Je suis ingénieur. Je crois au progrès. Je déteste cette dénomination « d’innovation ».

Etienne Klein, que j’aime bien puisqu’il est ingénieur, physicien, philosophe des sciences, attaché au CERN et amoureux de la montagne, nous offre une discussion dans son dernier livre avec Denis Lafay sur le sujet Sauvons le progrès. J’ai pris un vrai plaisir à lire ce dialogue, ou plutôt cet essai, et j’ai besoin de m’exprimer à ce sujet ici…Etienne Klein mentionne que les ingénieurs s’expriment relativement peu dans notre société actuelle comparés aux chercheurs, artistes, sportifs, journalistes, économistes, etc. alors qu’ils sont des acteurs importants dans notre techno-société. En effet, cette « classe » est à l’origine de la plupart des objets et services que nous consommons et utilisons quotidiennement. En tant qu’ingénieur, j’ai donc voulu mettre mon grain de sel à ce sujet : les ingénieurs et le progrès.

Les ingénieurs sont près d’un million en France aujourd’hui et sont présents dans tous les secteurs, de l’écologie à l’automobile en passant par l’agro-alimentaire, la santé, la finance, l’énergie, le transport, le génie civil, les sports et loisirs, les télécommunications, la chimie, l’informatique et bien d’autres domaines encore. Cela représente autour de 3% des actifs mais imaginez que c’est près de 35 000 ingénieurs qui arrivent dans le monde du travail chaque année, contre moins de 10 000 au milieu des années 70. Certes, le titre « d’ingénieur » a beaucoup évolué depuis. Considérés comme des « savants » dans les années 50, ils sont aujourd’hui de « super techniciens » ou des « super commerciaux » dans une proportion significative (pas tous quand même) et le métier d’ingénieur a bien changé. Cependant, leur contribution au progrès de notre société est importante dans notre monde hyper-technologique. Mais au fait, c’est quoi un ingénieur aujourd’hui ? Quand on tape « ingénieur » dans Google image, la plupart des images montrent un bonhomme avec un casque et une cravate, étrange stéréotype complètement dépassé…

Le métier d’ingénieur

Il y a autant de métiers différents au sein des ingénieurs que de domaines dans le monde du travail. En fait, dans le terme d’ingénieur, il faut plutôt y voir un titre plutôt qu’une fonction ou un métier. Généralement cadres ou dirigeants mais pas toujours, les ingénieurs organisent le travail dans les entreprises, les organismes et l’industrie. Ils doivent avoir les compétences techniques et humaines nécessaires au bon déroulement des différents projets en gérant les aspects techniques, humains, commerciaux, budgétaires, environnementaux, etc. Idéalement, pour définir un ingénieur, j’aimerais donner cette réponse :

« Un ingénieur est une personne ayant suivi une formation scientifique théorique et technique lui permettant d’utiliser ses connaissances de manière à favoriser le progrès en améliorant le quotidien des citoyens ».

Progrès et innovation

Malheureusement, j’ai l’impression que ma définition ci-dessus ne s’applique pas à une part significative des ingénieurs français qui sont soumis à la loi du travail et de l’argent où les ingénieurs sont en quelque sorte cantonnés à appliquer des recettes de cuisine toutes faites et que la notion de progrès ne fait pas vraiment partie de leur mission de marchandisation. En revanche, depuis quelques décennies, « on » n’arrête pas de vanter l’innovation dans les entreprises et les grandes écoles. Je me souviens à ce sujet avoir suivi un cours dénommé « management de l’innovation » en école d’ingénieur il y a plus de 10 ans et cette expérience m’avait laissé pantois… Je trouve cette frénésie de l’innovation tout à fait inadéquate et surfaite. Je rejoins totalement Etienne Klein et Denis Lafay dans leur dernier ouvrage sur ce point lorsqu’ils expliquent que le progrès possède une portée bien plus grande que l’innovation. Le progrès prend en compte une « philosophie de l’histoire » et ambitionne d’améliorer notre avenir en prenant en compte le passé alors que l’innovation n’est qu’un levier parmi d’autres pour atteindre cet objectif.

Pourquoi ne parle-t-on plus de progrès mais d’innovation aux futurs ingénieurs ? Il est clair que désormais, on ne demande plus aux ingénieurs d’accroître les connaissances de l’homme et des entreprises pour permettre un progrès de notre société mais bien des innovations pour rester compétitif et augmenter les bénéfices dans une mondialisation sans pitié. C’est une fois de plus l’argent qui dirige… Je suis peut-être idéaliste (certains emploierons l’épithète de « naïf » à mon égard) mais je continue de penser que pour être heureux et s’accomplir dans son métier, la notion de progrès est primordiale contrairement à cette innovation tant acclamée et réclamée à tort et à travers. Pour moi (mais peut-être ai-je tort), le progrès est fait pour aider les hommes en améliorant la vie quotidienne dans notre société, alors que l’innovation est faite pour aider les entreprises et le capitalisme.

Ingénieur au CERN…

Dans mon métier d’ingénieur au CERN (organisation Européenne pour la Recherche Nucléaire), je conserve cette idée de progrès autant que possible. Certes, le monde du CERN et le monde de l’entreprise n’ont à première vue pas grand-chose en commun, mais quand même ! Nous avons les mêmes contraintes de ressources, de planning, de stress, de protection de l’environnement, etc. Nous sommes une organisation internationale à but non lucratif ayant pour objectif de doter la communauté scientifique des hautes énergies d’instruments de hautes technologies pour augmenter la connaissance de l’homme sur la matière et ses interactions. En d’autres termes, nous ne vendons rien, nous ne faisons aucuns bénéfices et nous ne servons pas directement les intérêts de la population. En revanche, pour atteindre cette noble tâche (que certains pourraient qualifier d’inutile), nous favorisons le progrès de notre société pour 4 raisons :

  • la science fondamentale: L’augmentation de la connaissance de l’homme sur la matière permettra à d’autres personnes et entreprises de découvrir de nouvelles technologies dans l’avenir, parfois révolutionnaires. J’aime bien dire que « ce n’est pas en faisant de l’innovation sur la bougie que l’homme a découvert l’électricité pour mieux s’éclairer ».
  • les technologies: Pour fabriquer ces instruments scientifiques, comme les accélérateurs de particules, nous développons des technologies qui participent directement au progrès. Par exemple, la recherche et la fabrication d’aimants supraconducteurs de hautes technologies pour le LHC a favorisé la fabrication de machines IRM de résolution inconcevable il y a encore quelques décennies dans les hôpitaux.
  • le transfert technologique: Pour fabriquer certains composants en grande quantité, le CERN fait appel à l’industrie de ses pays membres en leur transférant directement les technologies nécessaires à leur fabrication.
  • la formation: Toutes les technologies et les savoirs développés au CERN retournent dans l’industrie et les entreprises des pays membres à travers les personnes formées au CERN qui retournent dans leur pays d’origine.

En une phrase pour conclure : vous autres ingénieurs, exprimez-vous et pensez au progrès, cela fait partie de la beauté de votre métier !

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La science pour tous

Ingénieur au CERN (Organisation Européenne pour le Recherche Nucléaire) à Genève, Suisse.

2 Comments

  • Par la force des choses, les ingénieurs en entreprise semblent condamnés à penser surtout … au business ! Reste à savoir si le système de management fait un quelconque lien entre business et progrès …
    Le terme de progrès semble, à tort ou à raison, un peu galvaudé aujourd’hui, usé par son utilisation passée dans des contextes d’optimisme. Je ressens aujourd’hui une grande méfiance sur la notion de progrès. Déclarer croire au progrès peut faire passer pour naïf. Ca me fait penser à cet article du Monde : « 2018, année optimiste ? Enquête sur les raisons de se réjouir » du 4 janvier dernier.

  • En effet, peu de gens croient encore au progrès.
    Et nous avons le droit de nous poser la question: la qualité de la vie s’améliore-t-elle? La réponse n’est pas simple…
    Les leaders politiques modernes ont remplacé la religion par la science, et pour conserver la crédibilité du paradigme, il a bien fallu changer le nom. « Innovation » est d’ailleurs mieux adapté. On présente les dernières « innovations », on développe des produits et services « innovants ».
    La finalité reste la même. Vendre des marchandises aux uns, puis acheter celles des autres. Augmenter la valeur ajoutée par des arguments dont les concepts sont inaccessible au public, « ce qu’il faut retenir, c’est que c’est mieux qu’avant », et s’encombrer de biens obsolescents.
    Pour couronner le tout, les effets secondaires sont critiqués par des écologistes qui connaissent mieux la nature que les paysans, et permettent d’orienter les investissements vers des start-up disruptives qui promettent de régler ces effets indésirables, de résoudre les vieux problèmes, et même le plus vieux de tous tant qu’on y est: tuer la mort…
    Le progrès incrémental est un luxe que nous avons perdu.

    « On nous avait dit que les labos feraient oublier les autels » – Régis Debray

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